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[LECTURE] Anatomie d’un capitalisme prédateur et des nouvelles élites de l’influence.

L’Heure des Prédateurs

de Guiliano da Empoli

[LECTURE] Anatomie d’un capitalisme prédateur et des nouvelles élites de l’influence.

L’Heure des Prédateurs

de Guiliano da Empoli

L’auteur

Nous avions déjà rencontré l’auteur sur un précédent ouvrage, Les ingénieurs du chaos. Diplômé de sciences politiques, il fut conseillé de plusieurs personnages politiques de premier plan, en Italie et en France.

Contexte

Cette fois-ci, il nous emmène avec lui lors de ses rencontres et ses déplacements, dans ce monde de décideurs politiques, ballotés par diverses événements et émergences, notamment celle de l’intelligence artificielle. Ce témoignage, fort analytique, abordent les mutations contemporaines du pouvoir économique et politique. Sous couvert de fiction, l’auteur interroge les nouvelles logiques d’influence, le basculement des origines des élites et la privatisation des instruments traditionnels du pouvoir.

À travers ce récit, l’auteur s’attache à mettre en lumière les mutations profondes des structures de pouvoir au XXIème siècle. Il poursuit ainsi une réflexion entamée depuis plusieurs années, sur les nouvelles formes de gouvernance, la transformation des élites et les instruments invisibles de l’autorité contemporaine.

Sous la surface narrative, L’Heure des Prédateurs propose une cartographie des évolutions majeures du pouvoir politique et économique. La mondialisation financière, l’effacement des frontières physiques et numériques, mais aussi l’érosion des institutions étatiques classiques ont ouvert un espace inédit pour des acteurs hybrides, souvent difficilement identifiables. Ces figures — qu’il s’agisse de dirigeants d’entreprises technologiques, de conseillers en stratégie, de lobbyistes transnationaux ou d’entrepreneurs de la communication — s’affranchissent désormais des cadres traditionnels du pouvoir.

L’auteur met ainsi en scène un basculement décisif : celui des origines des élites. Là où, autrefois, les détenteurs du pouvoir émergeaient d’un parcours balisé — grandes écoles, carrières administratives, fonctions publiques —, les nouvelles élites proviennent de milieux multiples, souvent marqués par une mobilité extrême, une logique d’accumulation financière et une capacité d’adaptation aux règles fluctuantes des marchés globaux.

Par ailleurs, L’Heure des Prédateurs interroge le processus de privatisation des instruments du pouvoir. Ce que Da Empoli décrit est un monde où les leviers d’influence — l’information, la communication, la gestion des données, la capacité d’orienter les récits collectifs — ne sont plus détenus par les États, mais par des acteurs privés, souvent transnationaux, dont les intérêts échappent aux cadres démocratiques classiques.

Dans cet univers fragmenté, les décideurs politiques eux-mêmes apparaissent démunis, parfois relégués au rang de simples exécutants d’agendas économiques ou technologiques qui les dépassent. L’émergence de l’intelligence artificielle, en particulier, constitue un révélateur de cette perte de contrôle des pouvoirs publics sur les dynamiques globales. L’IA devient à la fois un instrument d’influence, un vecteur de désinformation potentielle, mais aussi un levier de pour ceux qui en maîtrisent les codes et les usages.

Ce contexte offre ainsi un cadre de lecture particulièrement stimulant pour qui s’intéresse à la sociologie du pouvoir, aux relations internationales et aux nouvelles formes de conflictualité contemporaine. À travers une écriture romanesque, associée à des parenthèses philosophiques, appuyée sur une observation fine des transformations en cours, Giuliano da Empoli livre un témoignage à haute valeur géopolitique et stratégique sur l’évolution des rapports de force mondiaux.

Concepts clefs :

L’ouvrage s’inscrit dans une réflexion plus large sur les mutations contemporaines du pouvoir à l’ère de la mondialisation et des technologies numériques. Il articule plusieurs axes d’analyse qui permettent de saisir les dynamiques actuelles des élites économiques, politiques et culturelles.

  • La transformation des formes de pouvoir : Giuliano da Empoli décrit le passage d’un pouvoir incarné, territorial et institutionnel — lié à l’État-nation et aux appareils publics — à un pouvoir diffus, transnational, largement dématérialisé. Cette évolution renvoie à la montée en puissance d’acteurs privés, principalement issus des sphères technologiques, qui exercent une influence considérable sans légitimité démocratique formelle. Concepts clés :
    • Pouvoir liquide
    • Post-souveraineté
    • Dérégulation des espaces politiques
  • La recomposition des élites : L’auteur met en lumière un basculement dans la genèse des élites contemporaines. À l’élite classique, issue des grandes écoles, de la haute fonction publique ou des partis politiques, se substitue une élite globalisée, cosmopolite, connectée aux flux financiers et technologiques, ou la #disruption est un moteur et non une peur. Concepts clés :
    • Élite transnationale (Sklair)
    • Capital social globalisé
    • Hybridation des parcours d’accès au pouvoir
  •  La privatisation des instruments d’influence : L’un des apports majeurs de l’ouvrage réside dans l’analyse de la captation des moyens traditionnels du pouvoir par des acteurs privés. L’information, les données personnelles, les médias, les outils de communication numérique et même les infrastructures stratégiques échappent de plus en plus aux États pour devenir des ressources exploitées par des entreprises ou des groupes d’intérêts transnationaux. Concepts clés :
    • Soft-Power privatisé
    • Marchandisation des récits
    • Gouvernance par algorithme
  • La crise des médiations démocratiques : En toile de fond, Da Empoli interroge l’effritement des médiations politiques classiques : partis, syndicats, presse indépendante, institutions représentatives. Le pouvoir contemporain semble se redéployer en dehors de ces structures, au profit de stratégies d’influence directe, d’opérations de communication massives et de captation des émotions collectives via les réseaux numériques. Concepts clés :
    • Populisme médiatique
    • Démocratie d’audience
    • Désintermédiation politique
  • Les nouvelles conflictualités : Enfin, l’ouvrage propose une lecture renouvelée des rapports de force à l’échelle mondiale. La conflictualité ne se déploie plus uniquement dans les champs militaires ou diplomatiques classiques, mais dans des espaces hybrides : guerre informationnelle, compétition pour le contrôle des données, batailles d’influence culturelle. Concepts clés :
    • Hybrid Warfare
    • Guerre cognitive
    • Economie politique de la désinformation

5 clés pour mieux comprendre la mutation du pouvoir contemporain :

  1. La déterritorialisation du pouvoir : Les nouveaux acteurs dominants ne sont plus enracinés dans un territoire ou un État. Ils évoluent dans des espaces transnationaux, connectés aux flux financiers, technologiques, immatériels, numériques et culturels. Cette déterritorialisation affaiblit les nationales au profit de réseaux d’influence sans frontières ;
  2. La privatisation des leviers d’influence : Communication, contrôle de l’information, exploitation des données : des instruments jadis monopolisés par les États sont désormais entre les mains d’acteurs privés, sans savoirs et refusant toutes limites. Ces derniers investissent massivement dans les technologies de persuasion, de surveillance et de manipulation des récits ;
  3. La montée des élites hybrides : Le pouvoir est exercé par des figures plurielles : consultants politiques, financiers globaux, dirigeants de la tech, influenceurs culturels. Leur point commun : une capacité à circuler entre les secteurs public et privé, à capter les ressources stratégiques et à piloter des dispositifs d’influence globale ;
  4. La centralité des récits : Le contrôle des #imaginaires devient un champ de bataille central. Les récits façonnent les perceptions, orientent les comportements et permettent d’anticiper ou de neutraliser les contestations. Le storytelling stratégique est désormais un outil de pouvoir essentiel, assis sur une connaissance totale de la population visée et de ses comportements ;
  5. L’accélération technologique : L’intelligence artificielle, les plateformes numériques, les bases de données gigantesques et les nouvelles technologies bouleversent les modalités d’exercice du pouvoir. Celui-ci devient prédictif, automatisé, agile — mais aussi plus opaque et moins contrôlable par les cadres démocratiques traditionnels.

L’extrait qui exprime le choc du temps long avec le court-termisme :

« En bon entomologiste du pouvoir, Kissinger en discerne la nature profonde. Telle qu’il la décrit, l’IA surgit comme une technologie borgienne, dont le pouvoir repose sur sa capacité à produire de la sidération. Comme les borgiens, l’IA se nourrit du chaos et en extrait la surprise. Sa capacité d’action est certes encore limitée, mais la prochaine génération de logiciels, capables de mener des tâches de manière autonome, se profile déjà à l’horizon. Comme les borgien, l’IA ne s’embarrasse ni de règles ni de procédures. »

Conclusion : 

« Les prédateurs d’aujourd’hui ne prennent plus les armes. Ils investissent, influencent, colonisent les récits et achètent les règles du jeu. » — Giuliano da Empoli.

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