
Joseph Nye, penseur d’une puissance douce dans un monde dur
Introduction
Le 6 mai 2025, Joseph S. Nye Jr., éminent politologue américain et professeur à l’Université Harvard, est décédé à l’âge de 88 ans. Connu pour avoir conceptualisé le « softpower », ou « puissance douce », Nye a profondément influencé la compréhension contemporaine du pouvoir dans les relations internationales, en mettant l’accent sur l’influence par l’attraction plutôt que par la coercition. Alors que le monde assiste à une montée des approches transactionnelles en diplomatie, notamment sous l’impulsion de dirigeants comme Donald Trump, c’est l’occasion de revoir son héritage intellectuel, de parcourir les fondements du soft power, d’examiner son évolution et d’envisager son avenir dans ce contexte changeant.
🎓 Qui était Joseph Nye ?
Joseph S. Nye Jr. (1937–2025) fut un éminent professeur à l’université Harvard, où il a dirigé la Kennedy School of Government. Il a cofondé la théorie de l’interdépendance complexe avec Robert Keohane et a occupé des postes clés au sein des administrations américaines, notamment en tant que président du Conseil national du renseignement et secrétaire adjoint à la Défense sous Bill Clinton.
Auteur de 14 livres et d’innombrables articles, Nye est surtout connu pour avoir introduit le concept de softpower à la fin des années 1980, définissant la capacité d’un pays à obtenir ce qu’il souhaite par l’attraction plutôt que par la coercition ou la rémunération. Il a également développé les notions de « smart power » et de « néolibéralisme » dans les relations internationales. Son travail a profondément influencé la politique étrangère américaine et la théorie des relations internationales.

🧭 Contexte d’émergence et diffusion du softpower
Le concept de softpower a émergé dans le contexte de la fin de la guerre froide, période durant laquelle les Etats-Unis cherchaient à maintenir leur influence dans un contexte où la domination militaire ne suffisait plus à assurer le leadership.
La mondialisation, l’interdépendance économique et l’essor des technologies de l’information ont facilité la diffusion du soft power, permettant aux États d’exercer une influence culturelle et idéologique à l’échelle mondiale.
Nye a introduit cette notion dans son ouvrage Bound to Lead: The Changing Nature of American Power, en réponse aux débats sur le prétendu déclin des États-Unis. Il a ensuite approfondi le concept dans SoftPower: The Means to Success in World Politics (2004). Depuis, le softpower est devenu un outil analytique central en relations internationales, adopté par de nombreux pays pour renforcer leur influence globale.
🌐 Comment s’exprime le softpower ?
Le softpower désigne la capacité d’un acteur à influencer, par la séduction, les préférences et les comportements d’autres acteurs par des moyens non coercitifs. Selon Nye, il repose sur trois piliers principaux :
- La culture : l’attrait des valeurs culturelles et des modes de vie,
- Les valeurs politiques : la légitimité des institutions politiques et le respect des droits de l’homme,
- La politique étrangère : la perception d’une politique étrangère morale et légitime.

Le softpower se manifeste à travers une série de mécanismes et canaux visant à construire et renforcer l’attractivité d’un État ou d’une entité sur la scène internationale. Ces mécanismes mobilisent des ressources culturelles, politiques, historiques, idéologiques, éducatives et symboliques. On peut regrouper ses principales expressions autour de cinq grands canaux :
🎯 Diplomatie publique : elle vise à influencer l’opinion publique étrangère, au-delà des relations intergouvernementales classiques, exemple :
- 🇺🇸 Les États-Unis, par le biais de l’US Agency for Global Media, diffusent des contenus en plusieurs langues (via Voice of America ou Radio Free Europe) pour promouvoir les valeurs démocratiques,
- 🇫🇷 La France, avec son réseau diplomatique dense et des outils comme le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, mobilise la diplomatie culturelle, linguistique, culinaire.
🎯 Échanges culturels : qu’ils soient institutionnels ou populaires, participent à la diffusion des normes, récits et imaginaires d’un pays, exemple :
- 🇰🇷 La K-pop les dramas coréens ont permis à la Corée du Sud de renforcer considérablement son image internationale dans le cadre de sa stratégie de Hallyu (« vague coréenne »),
- 🇩🇪 L’Institut Goethe en Allemagne ou 🇫🇷 l’Alliance Française sont également des acteurs culturels emblématiques promouvant respectivement les cultures allemande et francophone à l’étranger,
- 🎬 Cinéma, 🎭 théâtre, 🎼 opéra sont des vecteurs puissants, ainsi que la richesse de la🍷 gastronomie conduisant jusqu’à donner une coloration particulière à certains pays, comme le« French art de vivre ».
🎯 Aide au développement : elle peut être utilisée comme instrument de soft power, surtout lorsqu’elle est perçue comme altruiste et désintéressée, exemple :
- Les programmes d’aide suédois, centrés sur les droits humains et le développement durable, sont souvent cités comme modèles éthiques, renforçant l’image de la 🇸🇪 Suède comme puissance morale,
- 🇨🇳 Chine, à travers l’initiative « la Ceinture et la Route », combine aide, investissements et projets d’infrastructure dans une stratégie d’influence dans les pays du Sud.
🎯 Médias internationaux : ils jouent un rôle crucial dans la diffusion des récits nationaux et dans la construction d’un leadership narratif, exemple :
- La 🇬🇧 BBC World Service et 🇫🇷 France 24 promeuvent des perspectives occidentales mais aussi une certaine vision de l’éthique journalistique,
- À l’inverse, 🇷🇺 Russia Today et 🇨🇳 CGTN illustrent une forme plus offensive de softpowerinformationnel, parfois qualifiée de « sharp power » par des chercheurs occidentaux.
🎯 Initiatives éducatives et universitaires : les universités, les bourses d’études et les instituts de recherche attirent les élites étrangères et diffusent des normes scientifiques et politiques, exemple :
- 🇺🇸 Programme Fulbright a formé plusieurs générations de décideurs internationaux,
- 🇨🇳 Instituts Confucius, promeut l’apprentissage du mandarin et les valeurs culturelles chinoises dans le monde, avec près de 500 instituts sur tous les continents,
- 🇩🇪 DAAD, avec ses frais universitaires très bas et ses programmes de recherche attractifs, renforce son image de puissance éducative ouverte.

🏛️ Principaux praticiens du soft power
Les grandes nations exercent toutes les façons du « pouvoir » pour défendre ou satisfaire leurs propres intérêts. Dans Power, for All co-écrit avec Tiziana Casciaro et paru fin 2021, Julie Battilana, chercheuse et enseignante à la Harvard Business School et à la Harvard Kennedy School, définit le pouvoir comme la capacité d’influencer le comportement d’autrui.
Plusieurs pays ont développé des stratégies de softpower efficaces :
- 🇺🇸 Etats-Unis : grâce à l’industrie du divertissement, aux universités de renom et à la promotion des valeurs démocratiques,
- 🇫🇷 France : par la francophonie, la culture, la diplomatie et l’influence dans les organisations internationales,
- 🇬🇧 Royaume-Uni : via le British Council, la BBC et un réseau diplomatique étendu,
- 🇨🇳 Chine : à travers les Instituts Confucius, les investissements dans les infrastructures et les médias internationaux.

♟️ Avenir du softpower à l’ère des relations internationales transactionnelles
L’administration Trump a marqué un tournant dans la politique étrangère américaine en adoptant une approche plus transactionnelle, mettant l’accent sur les intérêts économiques immédiats et remettant en question les alliances traditionnelles. Cette orientation a affaibli le softpower des États-Unis, notamment par la réduction des budgets alloués à la diplomatie publique, à l’aide au développement et aux institutions culturelles, en réduisant leur attractivité et en suscitant des doutes sur leur engagement envers les valeurs démocratiques.
Joseph Nye lui-même a porté un jugement sévère sur Donald Trump, soulignant que l’abandon du softpower affaiblit la capacité des États-Unis à influencer durablement la scène internationale. « Trump ne comprend pas vraiment le pouvoir. Il ne pense qu’en termes de coercition et de paiement », déclarait-il en février dernier. Or, « notre succès au cours des huit dernières décennies a également été basé sur l’attractivité », ajoutait-il. « Le softpower américain a connu des cycles dans le passé », a-t-il poursuivi, citant notamment l’impopularité des États-Unis pendant la guerre du Vietnam. « Nous nous en remettrons probablement après Trump, mais il a endommagé la confiance dans les États-Unis », concluait le spécialiste.
Il a mis en garde contre le risque de voir des rivaux, comme la Chine, combler le vide laissé par le retrait américain en investissant massivement dans leur propre soft power. Néanmoins, certains analystes estiment que cette diplomatie transactionnelle pourrait être une redéfinition du soft power, adaptée aux réalités contemporaines, où l’efficacité immédiate prime sur l’influence à long terme.
🧠 Conclusion
La force du softpower réside dans la capacité à convaincre sans contraindre.
Après 1945, le softpower, avec la mondialisation des échanges commerciaux, ont été les outils les plus puissants et les plus efficaces pour lutter contre le retour des guerres à travers le monde.
Tel que conceptualisé par Joseph Nye, il demeure un outil essentiel pour comprendre et exercer l’influence dans les relations internationales. Face à la montée des approches transactionnelles et la compétition entre États, il est crucial de réaffirmer l’importance de l’attraction, de la légitimité et des valeurs partagées comme fondements d’une influence durable. L’héritage de Nye nous rappelle que, dans un monde interconnecté, la capacité à séduire et à convaincre peut s’avérer plus puissante que la coercition.
Le softpower est donc non seulement une ressource stratégique, mais aussi un outil de construction de l’ordre international.
📚 Références
- Nye, J. S. (2004). Soft Power: The Means to Success in World Politics. PublicAffairs
- Harvard Kennedy School. (2025). Joseph Nye, Harvard professor, developer of “soft power” theory, and an architect of modern international relations, dies at 88.
- Council on Foreign Relations. (n.d.). What Is Soft Power?
- Brand Finance. (2025). Global SoftPower Index 2025.
- Financial Times. (2025). Trump and the end of American soft power
- The Washington Post. (2025). Trump is liquidating America’s reserves of soft power
- Tiziana Casciaro, Julie Battilana. Power, for All. (2021)
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